Publié par : lejardinierjardine | 29 juin 2013

Le psychopouvoir qui nous divise

Article publié en juin 2013 sur le site d’Ars Industrialis ( http://www.arsindustrialis.org/psychopouvoir-d%C3%A9pression-et-tension-sociales), réseau de réflexions autour de la pensée très éclairante (et salutaire par les temps qui courent) du philosophe Bernard Stiegler, un des rares intellectuels – à côté mais d’une autre façon que les penseurs de l’écologie politique – à pointer aussi vivement les responsabilités du capitalisme pulsionnel (et du marketing envahissant associé) dans notre crise systémique actuelle.

Le psychopouvoir qui nous divise

Depuis plus d’un demi-siècle, le consumérisme et la logique de la rentabilité nous ont habitués à entretenir un rapport instrumental aux choses ; s’il a lieu d’abord avec les objets matériels et dans les espaces-temps du travail et de la consommation, il a tendance aujourd’hui à s’immiscer dans d’autres champs plus personnels de notre existence, comme dans notre rapport au savoir, à notre temps libre ou aux autres en général.

Le rapport instrumental consiste à utiliser les choses en suivant des modes d’emploi ou des techniques qui nous permettent d’atteindre rapidement le but qu’on s’est fixé avec elles ; elles restent ainsi des instruments extérieurs à nous-mêmes. On touche ici à la différence entre pratiquer et utiliser quelque chose : quand on pratique quelque chose, une langue par exemple, cette chose nous constitue et nous transforme à mesure qu’on la pratique  ; de même quand on pratique un instrument de musique, nous finissons par intérioriser (retenir en nous) les gestes pour pouvoir en jouer, nous n’avons pas besoin d’un mode d’emploi à chaque fois que nous reprenons notre instrument. La pratique régulière devient un savoir faire qui nous est propre, intégré à notre mémoire – notre mémoire de la musique, des gestes… -, notre guitare n’est pas un simple objet utilitaire, utiliser seulement pour produire des sons, elle fait partie de notre expression personnelle, comme les mots que l’on emploie. Quand on utilise quelque chose (par exemple, une machine dont on se sert occasionnellement), l’objet n’est pas intégré à notre expression, il reste extérieur à nous-mêmes, et nous devons nous appuyer sur un mode d’emploi pour en faire quelque chose ; c’est cette mise à distance qui caractérise le rapport instrumental.

Or, avec la société de consommation qui prétend répondre à tous nos besoins, nous sommes de plus en plus souvent dans ce rapport instrumental, et ce, dans tous les champs de notre existence : des plats préparés sous cellophane cuisinés pour nous, aux émissions télé qui s’occupent de nos enfants à notre place, en passant par les sociétés de services qui viennent animer nos soirées ou les mass médias qui nous « résument l’info du jour », nous sous-traitons nos besoins en perdant nos savoir-faire (cuisiner, chanter, jouer avec nos enfants, penser et s’informer pour comprendre le monde…). Dans nos métiers aussi, où le nouveau management exige, pour que nous soyons efficaces, de ne pas investir ce que l’on fait au-delà de ce rapport instrumental : ce sont par exemple les cheminots qui doivent, pour faciliter le processus de dérégulation de la SNCF, renoncer à la solidarité entre pairs et au sentiment du travail bien fait, inscrits dans l’héritage collectif de leur métier[1]. On leur demande de plus en plus de gestes à la chaîne et sans conscience, délestés des significations des savoir-faire propres au métier et à son histoire collective, considérées aujourd’hui comme des freins à la libéralisation. De même, pour les éleveurs, obligés de mettre des boucles électroniques à leurs bêtes, et pour les professionnels du soin, coupés du sens de leur métier par la rationalisation de leurs gestes – certains se sont réunis dans le collectif « l’Appel des appels » pour dénoncer ce processus. Comme le montre bien le philosophe Bernard Stiegler, ce processus de prolétarisation[2], né dans l’industrie au 19e siècle, est devenue aujourd’hui une perte généralisée de savoirs (savoir-être, savoir-vivre, savoir-faire, savoir-penser) qui touche à la fois les producteurs et les consommateurs, et qui nous concerne tous.

Or, pour devenir une personne singulière, nous avons besoin de pratiquer et non pas seulement d’utiliser les choses ; nous avons besoin de pratiques qui nous transforment. La singularisation implique de sortir du rapport instrumental. Par exemple, face à une recette de cuisine, au lieu de se contenter d’appliquer les consignes – pour obtenir rapidement le plat fini – sans rien retenir pour la prochaine fois, on les lira attentivement, en se remémorant les étapes successives. Puis, à force de refaire cette recette, on se rendra mieux compte de la saveur singulière que l’on cherche à obtenir, et comment on peut l’obtenir (en rajoutant un peu de tel ingrédient, en battant ou non les œufs en neige…). On part ainsi d’une recette, qui est un savoir hérité, « déjà là » – car on ne peut pas faire quelque chose de singulier tout seul, à partir de rien d’autre que de nous-mêmes : on puise forcément dans la matière de la culture collective, que tant d’autres singularités avant nous ont contribué à créer, à l’image d’une langue. Puis, à force de mettre en pratique ce savoir hérité, on le recompose un peu différemment, « à notre sauce », grâce à notre ressenti personnel. C’est par ce processus de « recréation » que nous exprimons notre singularité. Au bout du compte, nous avons intégré en nous-mêmes quelque chose de la culture commune, en l’enrichissant d’une nouvelle singularité. Ce « processus de co-transformation », d’échange réciproque entre la culture collective et les individualités, a été mis en évidence par Gilbert Simondon[3] sous le nom de transindividuation, concept repris aujourd’hui dans les analyses éclairantes du philosophe Bernard Stiegler.

Le rapport instrumental, qui envahit nombre de nos rapports aujourd’hui, court-circuite ce processus, amenant à une panne de la singularisation qui génère beaucoup de souffrance.

Panne de la singularisation et souffrances psychiques

Se singulariser, c’est à la fois accéder à la joie du sens, ressenti à travers notre participation au monde commun en partage, et celle de devenir une personne unique, qui par cette qualité est irremplaçable et apporte quelque chose de nouveau au grand tout de la culture collective. Devenir soi-même passe donc par le fait d’échanger un monde commun entre nous : une vérité fondamentale complètement occultée par le discours de l’individualisme selon lequel nous nous affirmons contre les autres, dans la grande compétition du tous contre tous. Si nous sommes des individus physiquement séparés, nous formons aussi par l’esprit un être collectif, ce que la vision matérialiste du monde ne sait voir. Le rapport instrumental auquel la logique de la rentabilité réduit notre rapport au monde produit tout le contraire de la singularisation : il nous isole les uns des autres en nous empêchant de devenir nous-mêmes. Le marketing nous fait croire que nous nous singularisons (« démarques-toi ! en portant telles baskets, en consommant tel loisir…) là où le marché ne fait que nous standardiser : nous devenons, comme ces objets produits à la chaîne, interchangeables et jetables, tandis que le lien social se réduit à l’agrégation tribale en groupes de consommateurs cibles — agrégation qui donne l’illusion de protéger d’une solitude que le système consumériste lui-même génère en détruisant les processus de transindividuation. Dans ce système, pour avoir l’illusion de ne pas être seul, il faut renoncer à sa singularité. 

Cette panne de la singularisation, indissociable de celle de la transindividuation, provoque des souffrances de plus en plus nombreuses et visibles dans notre société : solitude subie et sentiment d’inutilité, perte de sens, addictions ou recherche de sensations extrêmes pour se sentir exister (comme dans les cas « états limite » ou « border line » qui explosent depuis quelques années), hyperactivisme et burn out, ou au contraire décrochage total, aboulie et dépression… Toutes ces tendances sont symptomatiques des troubles qui saisissent l’individu contemporain face à cette panne, quand il n’arrive plus à se lier aux autres tout en se singularisant. De plus en plus de gens vont consulter leurs psychologues en se plaignant de ne pas parvenir à s’habiter  ; qu’ils s’agissent d’hyperactifs qui ne tiennent plus en place, ou de dépressifs qui se sentent englués dans un temps interminable dépourvu de sens, tous souffrent du vide qui est en eux.

Quand les choses ne passent plus en nous, parce que nous les maintenons à distance pour pouvoir les utiliser (et non les pratiquer), nous restons vides à l’intérieur. Nous sommes seulement traversés par quelques plaisirs éphémères, quand nous consommons quelque chose qui nous fait envie ou quand nous obtenons les profits attendus (une économie, une place ou une opportunité éphémères…) de ce que nous avons utilisé. Mais nous restons insatisfaits, parce qu’aussitôt consommées, ces choses s’évaporent et il ne nous reste rien : elles ne laissent rien en nous, et nous ne laissons rien en elles. Si nous reprenons l’exemple de la langue, de la guitare ou de la cuisine, on voit bien que, dans le rapport instrumental, il n’y a pas d’échange réciproque, cette co-transformation qui laisse en nous quelque chose et qui laisse une trace de nous à l’extérieur. Nous souffrons alors de ne plus nous sentir exister, comme des fantômes de passage, inutiles au monde qui les entoure. En réaction à cette angoisse, nous pouvons compenser la perte de saveur de notre existence (le sentiment qualitatif d’exister), par l’accumulation frénétique de sensations, d’expériences, si possibles intenses, que s’empresse de venir satisfaire la « consommation expérientielle [4] », devenue un nouveau filon marketing sur le dos du désespoir que génère le système consumériste lui-même. Mais, quand nous ne sommes plus dupes de ce système consumériste, de sa séduction aliénante à coups de marketing ou d’émissions paillette, l’isolement et le vide de sens sont tels que le passage à l’acte violent, contre soi ou les autres, peut devenir l’ultime recours pour sortir de ce terrible sentiment d’inexistence. Richard Durn, qui ouvrit le feu sur le conseil municipal de Nanterre en 2002, écrit dans son journal : « J’ai plus de 33 ans et je ne sais rien faire dans la vie et de ma vie. (…) Je n’ai pas vécu, je n’ai rien vécu. J’en ai marre de rester des heures à écouter la radio pour ne pas me sentir coupé du monde et de rester certains soirs scotché devant la télévision alors que je sais que c’est une machine à décérébrer et à abrutir les gens et les esprits. J’en ai marre d’attendre désespérément une lettre ou un coup de téléphone alors que je n’existe plus pour personne, que je suis oublié de tous… (…) J’ai besoin de briser des vies, de faire du mal pour au moins une fois dans sa vie avoir le sentiment d’exister [5] ». Si ce mal-être s’exprime rarement de manière aussi extrême, il est partagé par un nombre croissant de personnes, dans la solitude de leurs intimités. En 2011, année où la lutte contre la solitude a été déclarée « grande cause nationale », le collectif « Pas de solitude dans une France fraternelle » a organisé une flash mob[6] saisissante ; la phrase brandie (« Je reparlerai dans 122 jours ») faisait écho à l’étude récente de la fondation de France qui révélait que 4 millions de Français n’avaient en moyenne que trois conversations personnelles par an. En 2012, ce nombre a encore augmenté, et 13% des Français éprouvent désormais un sentiment d’abandon, d’exclusion ou d’inutilité. « Dans les témoignages des personnes que nous avons rencontrées, il y a bien entendu l’absence de ceux avec lesquels on peut échanger, parler, et sur qui l’on sait pouvoir trouver un appui. « La solitude c’est quand tu es entouré mais qu’il n’y a plus rien qui se passe avec les personnes, plus de conversation, plus de liens sincè res, plus de chaleur, plus de disponibilité, plus rien !…  » Mais ce n’est que le premier degré. Le plus douloureux arrive après : « Je n’ai plus rien à dire aux gens parce que ce que je pense a n’intéresse plus personne. J’ai compris que ce que je pouvais penser ou mê me ce que je pouvais faire, personne n’en a rien à faire… » ou bien encore « Que l’on soit là ou pas ne change rien pour personne. »[7]. L’ultra moderne solitude ne touche pas seulement les personnes âgées isolées, mais devient une tendance lourde qui touche toutes les catégories sociales, y compris les jeunes (selon une récente enquête[8], la solitude « subie » touche 4 jeunes sur 10 en France).

Le désir surexploité

Le mot « désirer » vient du latin desiderare qui signifie « constater, regretter l’absence de l’astre ». Comme le disait le poète Lamartine « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, l’Homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ». Désirer, c’est comprendre que nous ne pourrons pas tout être (à l’image de la puissance de l’astre qui domine le monde), mais que nous pourrons avoir la joie d’être une partie singulière du grand tout, en nous singularisant. Le désir, c’est donc ce qui nous motive à participer à la culture commune, à l’expérience de la transindividuation.

Or, la société de consommation épuise notre désir, en détournant l’énergie du désir (notre libido selon Freud) vers les objets de consommation. Le capitalisme libidinal actuel l’organise en développant un véritable psycho-pouvoir[1] qui capte notre libido, via un marketing proprement envahissant. Comme le pétrole pour faire tourner les machines, notre désir est un filon à exploiter depuis la naissance du marketing – théorisé dans les années 1930, non par hasard, par le neveu de Freud, Edward Bernays.Tout le sale boulot du capitalisme libidinal est de court-circuiter l’élan de notre désir vers les processus de transindividuation, pour le rabattre sur les objets marchands. La société de consommation actuelle s’écroulerait si nous étions suffisamment nombreux à réenclencher ces processus, notre désir réapproprié, ne croyant plus à cette mystification qui prolifère sur notre souffrance. Mais, après cinquante ans de société de consommation débridée, le filon du désir commence à être épuisé – à l’image des énergies fossiles d’ailleurs- : notre désir a été tant et tant surexploité sans satisfaction durable en retour, qu’il s’est tari ; comme quelqu’un qui aurait été tant et tant bafoué, trompé qu’il préfère ne plus rien désirer. La dépression généralisée actuelle de notre société est cette crise du désir  ; ne plus désirer, c’est se sentir déjà un peu mort ; si bien qu’aujourd’hui, comme le fait remarquer justement le poète paysan Pierre Rabhi, avant de nous demander s’il y a une vie après la mort, nous ferions bien de nous demander « s’il y a une vie avant la mort ».

Ce système fondé sur l’exploitation du désir est coupable et responsable du mal-être collectif qui est en train de défaire notre société. En raptant notre désir, il détruit notre monde commun, qui ne peut plus se créer et tombe de fait en lambeaux. On parle de patrimoine culturel immatériel pour protéger les traditions en voie de disparition de peuples autochtones, mais qu’en est-il de nos cultures dans le monde occidental, laminées par le capitalisme libidinal qui standardise nos modes et milieux de vie ?

Montée de la violence sociale et capitalisme pulsionnel

La destruction du lien social par le capitalisme pulsionnel actuel et le marketing associé est une question encore bien trop peu pensée dans les médias et par les politiques ; la critique de ce psychopouvoir aux conséquences énormes est très peu entendue et expliquée. A l’heure où la violence sociale monte dans la société, nous ne pouvons plus l’occulter. Car ce serait ne rien comprendre à la frustration qui pousse certains à se jeter à corps perdu dans la défense d’idéologies de rejet de l’autre, comme ce jeune néo-fasciste qui a tué Clément Méric. Dans les médias, on analyse la radicalisation des mouvances d’extrême droite, en réaction à la montée du Front de Gauche et à la faveur du mouvement contre le mariage homosexuel ; on se contente de décrire les antagonismes entre blocs idéologiques, sans en comprendre les enjeux psychologiques profonds et transversaux, enjeux qui concernent notre société entière. Si l’on reste à ce niveau d’analyse, dans l’état actuel de division de la société, on ne fera rien pour empêcher l’affrontement de ces antagonismes, tandis que la cause profonde des frustrations à l’origine même de ses mouvances passera inaperçue. A quand, comme le préconisent les chercheurs d’Ars Industrialis, une véritable sociothérapie qui permette de prendre soin du désir et des processus de transindividuation ? Le politique doit soutenir cette sociothérapie car, comme le dit Bernard Stiegler, « la chose publique est le lieu de formation de l’attention et du soin – c’est-à-dire du désir comme investissement, ce que la financiarisation mise en œuvre par les néoconservateurs a liquidé. Cela donne de nos jours le Front national, l’effondrement du désir, et la domination de la pulsion – dans les banlieues comme à Carrefour, chez Sarkozy et chez Strauss-Kahn  »[2]. Les responsables de la Res publica ne semblent pas aujourd’hui capables d’assumer cette critique du capitalisme pulsionnel, tant ils ont souscrit à la logique et au langage marketings… Accompagnant la transformation des médias en mass médias[3], de plus en plus d’hommes politiques s’y sont mis ; bardés de conseillers en communication, ils s’en remettent désormais aux sondages pour cerner leurs potentiels électeurs comme des « segments de consommateurs », en adoptant des stratégies d’adaptation pour les séduire. La figure actuelle du politique semble tellement phagocytée par la logique marketing que nous nous demandons avec Christian Salmon[4] si l’homme politique n’est pas en train de disparaître…

Sans une véritable critique de ce que le capitalisme pulsionnel fait au lien social, on pourra continuer encore longtemps à déplorer que ce dernier se défait, que les souffrances psychiques explosent, et que certains « déséquilibrés » passent à l’acte — sans jamais rien apprendre des frustrations qui les y ont poussés. Cette critique nous rassemble tous, qu’on soit de gauche ou de droite, des Indignés qui dénoncent les désastres sociaux de la spéculation, jusqu’aux manifestants anti-mariage gay qui s’accrochent à ce qui constitue à leurs yeux les derniers repères « qui font encore société » quand tout le reste se délite. Le refus de cette critique se fera au risque de souffrances plus grandes encore, et d’une montée inéluctable de la violence sociale.

Il est urgent que la société se mobilise pour que ce psychopouvoir cesse de mettre en pièces notre monde commun. Cela passerait, par exemple, par remettre la publicité à sa place (en limitant son invasion dans l’espace public, sur les ondes, à la télé, sur internet…) ; par dénoncer, partout et massivement, ce langage marketing qui colonise notre vie politique et nos médias –ne désespérons pas, des émissions comme Cash Investigation montre qu’il est possible de décoloniser même les supports les plus pervertis ! ; par boycotter ce qui nous enferme (rôles, statuts, façons de faire…) dans un rapport purement instrumental aux choses ; par soutenir les processus d’échanges réciproques réinventés par « le génie créateur de la société civile »[5] (AMAP, réseaux d’échanges de savoirs, jardins partagés, monnaies locales, entreprises coopératives – comme Terre de liens, Enercoop ou la NEF -, médias participatifs, Internet libre, Wikipedia, …). Alors que les pratiques collaboratives se développent à vive allure dans le monde virtuel, elles prennent de l’ampleur dans le monde physique par des alternatives locales, reliées globalement, et valorisées par des mouvements citoyens comme Colibris[6] ou les territoires en Transition[7]. La résurgence d’un grand besoin de beauté et de poésie[8] (l’envers du rapport instrumental) montre fort heureusement que, si le désir est fatigué, il continue à chercher des issues.

Alice Médigue


[1] Voir les analyses de Bernard Stiegler à ce sujet.

[2]Interview de Bernard Stiegler http://www.philomag.com/les-idees/e…

[3] Je développe ce point dans mon article « Les mass médias contre la démocratie », mai 2013. http://www.agoravox.fr/tribune-libr…

[5] Titre du livre de Pierre Rabhi, Eloge du génie créateur de la société civile, Actes Sud, 2011.

[8] Voir à ce propos l’engouement pour les Commandos poétiques d’Aubervilliers qui soufflent des poèmes aux passants. Ils ont lancé récemment une initiative citoyenne de cueillette de poésies dormantes parmi les habitants, en créant le premier Trésor poétique municipal mondial de France. http://lafolletentative.blogspot.fr…


[1] Voir à ce sujet le beau documentaire Cheminots de Luc Joulé et Sébastien Jousse.

[3] L’individuation psychique et collective, Gilbert Simondon, Aubier, 1989.

[4] Cf Gille Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation. Gallimard, 2006.

[5] Voir des extraits éloquents de son journal intime http://www.inculte.fr/IMG/pdf/la_lo…

[7] Les solitudes en France, enquête de la Fondation de France, juin 2012, p 16.

Publié par : lejardinierjardine | 29 juin 2013

Les mass médias contre la démocratie

Article publié sur AgoraVox en mai 2013 : http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-mass-medias-contre-la-135656

La machine mass médiatique est arrivée aujourd’hui à un point inédit de déphasage avec les citoyens. Imbriquée à ce qui est devenue la « machine politique », elle avale les scandales les uns après les autres, en les banalisant par son formatage implacable. La catastrophe nucléaire de Fukushima, les conflits d’intérêts derrière les scandales sanitaires, les affaires qui ébranlent le cœur même de notre République…rien ne semble arrêter la machine à dénis. Aujourd’hui, si le scandale Cahuzac et les révélations des « Offshore Leaks » ne font pas cran d’arrêt, les « nouveaux chiens de garde [1] » auront bel et bien réussi à verrouiller totalement la parole et le débat démocratiques.

 La scène médiatique occupe l’espace central de la production du sens…

Dans toute société, il existe un espace tiers où se construit le sens collectif, et c’est sur lui que s’adosse le pouvoir politique pour se justifier. Au contraire du sens « absolu » d’une société soumise à la tyrannie, la production du sens démocratique doit s’adosser à un espace de débat pluraliste, où les citoyens savent qu’ils peuvent participer à sa définition. C’est à travers cet espace que se fait le « contrôle continu » du pouvoir pour que ce dernier ne dérive pas vers un pouvoir particulier. Aujourd’hui, la société française tient encore, dans son imaginaire politique, autour des valeurs de la République et de sa devise « Liberté, égalité, fraternité ». « L’espace public » est censé être cet espace du débat démocratique, au cœur de la société. Mais que reste t-il aujourd’hui de cet espace ? Où le pouvoir politique va t-il aujourd’hui défendre sa légitimité ? A quel espace s’adosse t-il réellement  ?

A n’en pas douter, c’est la « scène mass médiatique[2] » qui occupe cet espace, c’est à travers elle que le pouvoir politique (et économique) se donne à voir et se légitime. Elle s’est érigée comme l’intermédiaire de notre vie publique, en prétendant représenter la société – par les enquêtes d’opinions en particulier – et être la scène de confrontation démocratique où les « responsables » viennent s’adresser à la population. A travers elle, nous vivons par procuration, en tant que spectateurs, ce que nous devrions vivre en participant, au sein de vrais espaces de débat. Nous lui avons progressivement laissé le pouvoir suprême de parler à notre place. Comme le souligne Charles Melman, « La presse et les médias – ce qu’on appelle le quatrième pouvoir – sont venus se substituer à cet Autre auquel on se référait autrefois à travers le poids de l’histoire, de la religion, de la dette.[3] ».

… sans autoriser de participation démocratique

Le grand fantasme : dissoudre les tensions, évacuer la pensée.

La scène mass médiatique a progressivement pris la place de l’espace central de notre vie publique quand on a commencé à renoncer collectivement à penser, pour « se reposer » enfin après la barbarie nazie, et les tensions idéologiques de la guerre froide. Au début des années 80, on a proclamé « la fin des idéologies », avec la certitude que le libéralisme économique, ce système soi-disant « non idéologique », mettrait tout le monde d’accord. Comme le dit bien Jean-Pierre Lebrun, ce fut le temps de « l’idéologie de penser vivre sans idéologie  »[4], habitée du fantasme de dissoudre tout débat et toute critique dans la jouissance consumériste partagée. Après le tournant de la rigueur en 1983, François Mitterrand ne cache plus sa « passion de l’indifférence » quand il est réélu ; ce nouvel ordre idéologique, proclamé par l’Etat lui-même, plonge le citoyen dans un compromis où il « semble savourer surtout sa propre impuissance. Telle est peut-être la clef du centrisme nouveau, inédit dans l’histoire politique française, sous le signe duquel se déroule cette longue année très présidentielle  : le compromis comme impuissance, le centre mou où s’annulent les divergences, le juste milieu pour que la politique ne déborde pas. Car le centre sera mou, et la politique soft. En cet an 88 d’où a disparu toute tension visible (…) la politique ressemble un peu au désert aveuglant de Bagdad Café, l’autre curiosité cinématographique de l’année. Son contenu éventuel y est aussi improbable que l’irruption d’une station-service, et les citoyens y sont aussi seuls que la grosse cantatrice nomade du film, pris comme elle entre la folie d’un monde lisse et le cri qui le déchirera [5] ».

Sans plus aucun obstacle idéologique après le déclin du communisme, l’économie de marché a investi les médias et créé des monopoles inédits aux profits d’intérêts privés. Cette nouvelle scène mass médiatique, clinquante comme le marché publicitaire sur lequel elle s’adosse, a été un boulevard inespéré pour cette pensée consensuelle souhaitée jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. « La politique est devenue une forme publicitaire » où la question de la parole n’est plus que celui de sa mise en scène, les années 80 marquant la « transition de la politique à la publicité, de l’Histoire à l’actualité, de la critique à l’expertise[6] ». Pour évacuer complètement le débat, il faut évacuer aussi les sujets[7], ce que la scène mass médiatique sait bien faire en dépersonnalisant les rapports : face à la masse anonyme des récepteurs (auditeurs, lecteurs ou téléspectateurs), les émetteurs (journalistes, présentateurs…) parlent au nom d’un média (tel grand journal, telle chaîne) qui dissimule bien souvent son parti pris. On gomme ainsi toute situation d’énonciation où la parole est attachée à des sujets identifiés et responsables de ce qu’ils disent ; les messages circulent sans être actualisés dans des relations sociales, à l’image de ce qui passe sur la scène marchande – grande inspiratrice de la scène médiatique – où les messages publicitaires anonymes s’adressent à la masse anonyme des consommateurs.

Le discours de l’expert, « pragmatique et rationnel », verrouille le tout – pour être sûr que nul autre ne pourra venir interférer. C’est le langage hermétique à toute critique, de l’idéologie de la fin des idéologies, qui nous dit qu’il n’y a plus rien à penser, que tout est là dans ce qu’il assène. Les philosophes des Lumières, qui ont lutté contre l’obscurantisme de la monarchie de droit divin, doivent se retourner dans leur tombe ! S’ils avaient su que ce précieux exercice de la raison deviendrait deux siècles plus tard un alibi pour ne plus penser ! Une parole absolue qui sacralise l’information, comme s’il s’agissait d’entités autonomes qui portaient la « science infuse », équivalent scientiste de la révélation divine. Comme le résume bien François Cusset, « la décennie 1980 est celle de l’expertise omnipotente parce qu’elle est celle de la défaite de la critique- de son repli, de son effacement et de sa stigmatisation constante[8] ». Ce langage prétend évacuer la subjectivité des sujets et leurs incertitudes ; le communicant mass médiatique, l’interviewer des plateaux télé, tient cette parole qui jubile de sa toute-puissance, car elle sait qu’elle « fait l’info » et que, dans son décor de carton-pâte loin de la masse silencieuse de l’audience, il n’y aura pas de remise en question possible. La parole est close et le débat d’idées verrouillé.

Ces deux scènes dominantes du langage (la marchande et la mass médiatique), omniprésentes dans nos vies, nous ont peu à peu habitués à une communication qui évacue la réciprocité, une communication sans sujets, qui laisse croire que ce qui fait « vérité » ou « sens » peut se passer de notre participation. Jean-Pierre Lebrun voit apparaître là « un niveau supplémentaire de mainmise sur le sujet. On n’a plus recours aux méthodes traditionnelles, comme quand les totalitarismes utilisaient ouvertement et délibérément les techniques classiques de contrôle et de propagande pour avoir prise sur le sujet. Aujourd’hui, pour réaliser cette mainmise, on agirait en évidant le lieu même du sujet »[9]. Dans cette ère du renoncement à penser, quoi de plus logique que de désigner comme espace de production du sens commun cette scène qui verrouille le débat et renvoie les citoyens à leur impuissance ?

Nombre de nos gouvernants ont souscrit à ce langage, à l’esthétisation des relations qu’il impose, où c’est désormais l’image (sans faille) qui fait le message ; les paroles sont secondaires, et avec elles, la vérité de ce qui est dit. Ils ont adopté une parole close sur elle-même, qui ne fait que présenter des certitudes sans attendre aucun débat. C’est l’envers du « parlêtre » (l’homme de langage selon Lacan) pour qui la parole porte un échange, comme celui du débat démocratique. Que ceux censés être garants de notre démocratie nous tiennent ce langage en dit long…

Parole bloquée et perte de la culture du débat

Ainsi, nous disposons de moins en moins d’exemples de personnes, sur cette scène centrale de l’attention publique, osant soutenir une parole authentique, ouverte au doute et au débat démocratique. Il n’est pas anodin qu’il devienne de plus en plus dur de prendre la parole en public, d’assumer la responsabilité de parler du sens, de s’assumer face aux autres en tant que sujet singulier. Qui n’a pas remarqué qu’il devenait de plus en plus dur de débattre – au café, au travail, au sein des familles…- ? La parole, verrouillée au centre, semble bloquée dans le reste de la société.

Au moment où la « langue de bois » n’a jamais autant occupé la scène, des psychanalystes soulignent l’urgence de revivifier la parole en nous la réappropriant, notamment via ces autres formes de langage (poétique, fictionnel, témoignages subjectifs…) qui parlent depuis notre intériorité, et qui ont été trop souvent relégués par le discours de « l’expert médiatique ». Le psychanalyste Roland Gori en appelle à notre capacité de créer et de nous raconter des histoires : « L’art de conter est en train de se perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. Et s’il advient qu’en société quelqu’un réclame une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait sentir dans l’assistance. C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences (…). Une chose est sûre, si nous laissons sombrer l’art du récit et le goût de la parole, il n’y aura bientôt plus personne pour défendre la démocratie. Parce qu’il n’y aura plus de culture véritable où se fondent subliminalement le singulier et le collectif, le politique et la subjectivité »[10]. Au-delà des « parlêtres » individuels que nous sommes, c’est la transmission culturelle d’une société toute entière qui tend à être bloquée. Il est intéressant de souligner que la psychanalyse est d’ailleurs apparue au début du 20e siècle pour réagir à la disparition du sujet provoquée par le discours scientiste ; pour combattre dans l’arène, elle a adopté le langage scientifique pour souligner l’importance de ces autres langages du symbolique.

La scène mass médiatique « nous coupe le sifflet » d’une autre manière : en brouillant notre compréhension du monde, ce besoin démocratique fondamental. Elle nous renvoie bien souvent à une vision confuse d’un monde incertain ; un sentiment de saturation nous plombe face à une abondance d’informations « en tous sens » : pour mieux comprendre le monde, nous n’avons pas besoin de plus d’informations, mais de plus d’espace d’échanges pour organiser le sens ensemble, ce qui implique de vrais espaces de débats démocratiques. Heureusement, des médias indépendants épris de démocratie – comme Médiapart, Indymédia, Là-bas si j’y suis, Politis…– promeuvent une approche participative de l’information qui redonne sa place au citoyen.

Une dé-symbolisation à risque

La scène mass médiatique actuelle est parfaitement adaptée à la « nouvelle économie psychique » (NEP) qui s’affirme depuis deux décennies. Définie par le psychanalyste Charles Melman[11], elle se caractérise par l’adhésion des individus à leurs pulsions de toute-puissance, et par « l’exhibition de la jouissance ». La figure triomphante de cette NEP est le pervers narcissique qui ne se sent exister qu’en assouvissant ses pulsions directement dans le réel. Les concentrations de pouvoirs et collusions d’intérêts derrière la scène mass médiatique ne peuvent que laisser s’épanouir ces tendances. Le psychanalyste Jean-Pierre Friedman décrit dans son ouvrage Du pouvoir et des hommes (Michalon, 2002) parle « la maladie mentale » du pouvoir actuel : « On peut la diagnostiquer à divers stades, depuis les intoxiqués légers dont l’état peut empirer brusquement, jusqu’aux malades en phase terminale. La Fontaine disait : « Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient atteints ». Aidé par beaucoup de curiosité et un peu de chance, j’ai pu côtoyer nombre d’hommes de pouvoir. Psychothérapeute, j’ai reçu leurs confidences. Consultant, j’ai travaillé avec eux. Dans l’entreprise, en politique ou à l’université, j’ai reconnu la même odeur de sang ».

Or, adhérer à nos pulsions sans recul, c’est bloquer la construction du symbolique, ce sens cristallisé dans la pensée qui régule nos actes. Le symbolique émerge dès notre prime enfance pour nous permettre de nous passer des objets réels. Le psychanalyste Winnicott appelle « objets transitionnels[12] » les objets sur lesquels s’arrime le symbolique : le premier que nous connaissons est bien souvent le doudou ou la tétine, que la pensée du bébé utilise comme un substitut du sein pour supporter l’absence momentanée de sa mère. Quand la figure paternelle vient s’interposer dans la relation mère-enfant, refreinant sa « jouissance sans limite » dans la fusion, l’enfant découvre qu’il n’est pas tout pour elle, qu’il existe aussi un autre ; il prend alors conscience de l’altérité. Pour renoncer à la fusion, l’enfant se sert des objets transitionnels qu’il découvre dans la culture (le langage et ses lois, les mythes, le jeu et ses identifications, l’art…). Puisqu’il n’a pas le droit de s’emparer de tous les objets réels, il découvre le pouvoir de sa pensée, à travers par exemple les images et les récits intérieurs qu’il se fabrique pour « retenir en lui-même » des pans de la réalité. Il apprend ainsi à ne plus coller à ses pulsions en accédant à la représentation symbolique, à cette autre forme de satisfaction qui se situe au plan de la pensée.

Sans symbolique, nous n’avons plus de garde-fou contre la saisie directe des objets (les autres, les biens…), cibles de nos pulsions. Sans symbolique, construit par la culture, l’autre devient un objet dont je peux jouir sans avoir la moindre conscience que je l’utilise comme objet. Le symbolique, en faisant exister en nous la conscience du grand Autre (la figure universelle de l’autre), nous ouvre ainsi au respect. Toutes les cultures cultivent ce visage de l’altérité qui apprend le respect. C’est, par exemple, dans l’Evangile, le « dernier des derniers », l’absent à qui l’on pense quand on est réunis ; c’est, dans de nombreuses cultures, l’assiette de l’hospitalité à la table, devant la chaise vide de l’éventuel hôte de passage. A l’échelle d’une société, ce respect de l’altérité est cultivé par des grands principes incarnés dans des symboles communs, comme par exemple, l’égale dignité devant la loi incarnée par la République. Les scènes marchande et médiatique, en évacuant la pensée, érodent la construction du symbolique ; en banalisant une communication sans sujets et sans réciprocité, elles dissolvent à petit feu la conscience de l’Autre, dissolution favorisée par l’imaginaire marchand qui pousse à adhérer à ses pulsions de jouissance. Et sans cette conscience, la barbarie guette.

Des médias qui ne font pas leur travail de vérité

Nombre de ceux qui sont aux commandes actuellement n’ont donc jamais appris à renoncer à leur toute-puissance. Ils voient dans les limites à leur jouissance (de toujours plus de pouvoir, d’argent, de places…) une atteinte à leur liberté de jouir. Il n’est alors pas étonnant qu’ils contournent les lois sans aucun scrupule, car ils n’ont tout bonnement pas intériorisé le sens de la loi. Et ce sont pourtant ceux qu’on appelle « responsables » (économiques ou politiques)… alors qu’ilsfont partie de ceux qui auraient le plus besoin qu’on leur applique la loi, qu’un tiers leur impose des limites qu’ils sont incapables de s’imposer eux-mêmes.

La scène mass médiatique n’est pas là pour nous aider à assainir la situation, car elle n’assume pas le rôle démocratique qu’elle devrait assumer à cette place « d’espace public central » qu’elle occupe. Au milieu des années 1990, des affaires de corruption et de détournements de fonds envahissent les écrans et la presse. Au total, on compte fin 1994 pas moins de soixante affaires en cours et cent personnalités mises en examen, dont l’affaire emblématique du sang contaminé. En 1995, se réveillent enfin des mouvements militants (sans papier, chômeurs, maisons d’édition militantes…) qui mobilisent de nouveau, dont la grande manifestation de décembre 1995 est le symbole. Mais les mass médias passent sous silence ou minimisent les messages de ces mobilisations, comme l’a bien montré l’association Acrimed. « Tout se passe comme si les idéologues officiels reprenaient et même renforçaient la litanie libérale et fataliste des années 1980, au moment précis où les mouvements sociaux décidaient d’en rompre le sortilège [13] ». La presse dominante se déchaîne contre l’Etat-providence, dénonçant l’apathie des Français et encensant « le courage de la réforme ». En plus de ne plus refléter la voix du plus grand nombre, les mass médias parlent à notre place, en usant de clichés et de profils type de sondage qui nous chosifient dans le vide du débat démocratique.

Nous voilà en 2013 ; le système a déchaîné sa vindicte contre le journal indépendant Mediapart avant que l’affaire Cahuzac qu’il a révélé n’explose au grand jour. Comme le dit son fondateur Edwy Plenel dans son livre Le droit de savoir, « Nous commençons ainsi à entrevoir que tout est lié : l’intolérance envers l’indocilité de l’information et l’indifférence à la vitalité démocratique ». Avec le « séisme Cahuzac », on commence à comprendre l’ampleur de la collusion des intérêts entre les « gens de pouvoir », qu’ils soient issus de la classe politique – de droite ou de gauche- du monde des mass médias, de la finance ou du show business ; on commence à comprendre à quel point les idées et les principes sont secondaires pour eux ; on commence à prendre conscience qu’ils ne sont pas dignes d’occuper la place du symbolique. Dans le dossier de Politis (avril 2013, n°1249) « Après l’affaire Cahuzac, les jeunes prennent la parole », Myriam affirme « On parle de « liberté, égalité, fraternité », mais les valeurs de la République ne sont pas respectées. Les politiciens ne sont pas jugés comme le peuple lui-même. On n’est pas égaux. Leurs symboles, ils ne veulent rien dire.  ». Et Jihed d’ajouter « Le politique doit avoir une morale, plus encore que le citoyen qu’il représente. En arriver là signifie en fait qu’on est à un point de non-retour  ». Tandis que Mehdi, un jeune journaliste, considère la politique comme un spectacle : «  J’ai toujours le sentiment d’une tromperie, ce qui ne m’autorise pas à croire à la politique  ».

 Des pistes s’ouvrent…

 Après le nazisme et les tensions idéologiques de la Guerre Froide, on a cru qu’on allait enfin pouvoir évacuer les idéologies avec le libéralisme, soi-disant neutre. Mais, comme à chaque fois que l’homme s’est doté d’un nouveau système, il a été tenté d’en faire un absolu, absolu qui, de fait, conduit à faire disparaître le sujet… parce que, l’absolu est total, remplit tout d’avance – comme cette parole mass médiatique verrouillée dans sa certitude –, sans laisser de place au processus du débat d’idées démocratique. Quand parviendrons-nous à devenir suffisamment lucides pour nous organiser sans ériger d’absolu ? Quand saurons-nous que nous avons besoin de principes et de limites qui ménagent toujours la place à l’altérité et au doute, les moteurs du vrai débat démocratique. Comme l’affirme Charles Melman, « on peut respecter cet ordre simplement en sachant que ne pas le respecter, c’est sombrer dans la barbarie  »[14].

Pour maintenir notre démocratie vivante, il est urgent aujourd’hui de ne plus laisser à la scène mass médiatique la production du sens collectif, de cesser de donner le moindre crédit à cette parole verrouillée qui nous dit qu’il n’y a plus rien à penser ; car, omniprésente, quotidienne, de plus en plus « seule dans la place » à mesure que les citoyens perdent la capacité de débattre, elle finit par obstruer totalement notre imaginaire. Les valeurs néolibérales qui dominent actuellement, en prônant la compétition de tous contre tous et la jouissance sans limites de quelques-uns, ne peuvent plus porter le symbolique fédérateur dont une démocratie vivante a besoin.

Certaines voix font aujourd’hui irruption au cœur de la scène pour poser la question du sens, ouvrant des pistes pour construire de nouveaux imaginaires.

La re-symbolisation est en marche : les exemples de Pierre Rabhi et Edwy Plenel

 Le 20 avril dernier, j’ai assisté à la discussion aux Amanins entre Pierre Rabhi et Edwy Plenel, dans le cadre des Rencontres de CAMédia. Les voir réunis m’a donné beaucoup d’espoir, c’était comme voir conciliées deux parts difficilement conciliables de moi-même, l’une aspirant à l’ancrage « ici et maintenant », dans le rapport concret et sensible – comme l’incarne le poète-paysan Pierre Rabhi – et l’autre, connectée à la Toile et se tenant informée de ce qui se dit dans les médias. Ils incarnaient les deux jambes sur lesquelles je verrais bien marcher notre société pour tenter de sortir de cet état d’indigence symbolique, où sens et sujet disparaissent.

D’abord, tous deux réaniment le sujet, Pierre Rabhi en s’adressant à la part que chacun peut faire concrètement (illustrée par la légende du Colibri diffusée par le mouvement du même nom inspiré par les idées de Pierre Rabhi) ; Edwy Plenel en ouvrant son journal Mediapart à la participation citoyenne.

Tous deux font resurgir une parole de vérité : Pierre Rabhi de manière diffuse, parmi les citoyens (à travers ses mouvements Terre et Humanisme, et Colibri), sur le terrain agroécologique, mais aussi dans les médias, à travers ses ouvrages et aujourd’hui grâce au tout récent film « Pierre Rabhi, au nom de la Terre » ; Edwy Plenel, à l’image du volcan – sa terre imaginaire –, de manière « explosive » au cœur même de la scène médiatique, en créant à travers les révélations de Mediapart, une irruption de vérité au milieu du consensus et du règne de la langue de bois.

Enfin, tous deux parlent de limites à fixer pour faire exister le respect  : Pierre Rabhi nous rappelle que nous dépendons de la terre, ce grand Autre silencieux que nous sommes en train de détruire ; il parle de ce tiers, invoquant ce sens des limites que l’écologie politique nous apporte, résumé par la formule « Une croissance infinie dans un monde fini est une absurdité ». Edwy Plenel revivifie les principes républicains héritiers de la séparation des pouvoirs de Montesquieu, qui nous relient à notre histoire, à l’éthique d’une presse démocratique, contre-pouvoir essentiel dans une République digne de ce nom. Mediapart, c’est aussi l’intégration, dans ce combat humaniste, des potentialités de la Toile, réalité devenue incontournable, et creuset incroyable d’ouvertures si on veille à sa structure participative.

Il me semble que ces deux référents symboliques s’équilibreraient bien pour nous prémunir contre la tentation de l’absolu : d’un côté, la référence à notre tradition républicaine, imprégnée de rationalisme des Lumières et du contrat social, comme garde-fou à d’éventuelles tendances à diviniser la nature. D’un autre côté, la référence à ce grand Autre naturel ; les écosystèmes et leur fragilité comme garde-fou contre la toute-puissance productiviste. Quand Pierre Rabhi parle de la terre bafouée, il redonne un visage à l’altérité  ; si nous sommes si nombreux à être émus en l’écoutant, c’est sûrement que cette référence à l’altérité nous manque profondément, tant elle est absente du langage mass médiatique. C’est elle, dans le discours de l’autre, qui nous ménage une place en tant que sujet, et c’est elle qui nous relie ensemble. Aux côtés de l’héritage républicain, l’entité naturelle est peut-être ce nouveau tiers dont nous avons besoin pour refaire société. Par ailleurs, Pierre Rabhi exprime son attachement à la nature par un langage poétique qui incarne, il me semble, une nouvelle forme de spiritualité qui réconcilierait notre besoin de transcendance (le « sacré » dégagé de l’absolu religieux) et notre héritage rationaliste. C’est un langage merveilleux qui lie la connaissance des réalités naturelles (quand Rabhi explique par exemple la formation de l’humus) à une jubilation poétique pour la beauté du monde.

[1] Documentaire de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat (2011) qui explore les collusions d’intérêts entre mondes médiatique et politique.

[2] J’utilise le terme de « scène mass médiatique », par opposition à la sphère des médias indépendants des pouvoirs (politique, économiques, de la finance…).

[3] L’homme sans gravité. Op.cit, p 156.

[4] Un monde sans limite. Un essai pour une clinique psychanalytique du social, Erès, Jean-Pierre Lebrun, 1997, p 152.

[5]La décennie, le grand cauchemar des années 1980. François Cusset, La Découverte, Paris, 2008, p 140. (Cf notes sur mon blog https://jalonsaujardin.wordpress.com/2011/12/03/le-cauchemar-des-annees-1980/)

[6] Op. cit, p 188.

[7] J’utilise le terme de « sujet » au sens de la psychanalyse, de sujet « désirant et pensant », riche d’une profondeur que ne connote pas le terme « individu ».

[8] La décennie, op.cit, p 241.

[9] L’homme sans gravité. Op.cit., p 157.

[10] L’éducation populaire, une utopie d’avenir. Les liens qui libèrent, Cassandre. 2012, p 128-129.

[11] L’homme sans gravité. Jouir à tout prix. Charles Melman, entretien avec Jean-Pierre Lebrun, 2002, Folio Essais, p 119.

[12] Jeu et réalité, l’espace potentiel, D.W Winnicott, Gallimard, 1975.

[13] La décennie, op.cit, p 193.

[14] L’homme sans gravité. OP.cit, p 79.

Publié par : lejardinierjardine | 29 juin 2013

Les zones humides face aux Grands Projets inutiles

Article publié sur AgoraVox en avril 2013 :   http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/les-zones-humides-face-aux-grands-134552

Définies comme les régions où l’eau est le principal facteur d’influence du biotope et de sa biocénose, les zones humides sont protégées par la Convention internationale de Ramsar depuis 1971. Malgré cela, les zones humides de la planète, qu’elles soient d’eau salée (estuaire, prés salés, mangroves, marais et lagunes côtières…) ou d’eau douce (régions d’étangs, tourbières, prairies humides…), ont régressé de plus de moitié au cours du siècle dernier, en grande partie à cause de l’extension des aménagements humains. Si elles ne représentent que 5% des terres émergées, elles sont d’une importance vitale pour la régulation du cycle de l’eau sur Terre et la biodiversité, remettant en question les Grands Projets Inutiles Imposés [1] (GPII), dont le projet d’aéroport de Notre-dame-des-Landes est emblématique.

Une régression qui continue

Une Equipe de chercheurs du CNRS a publié en mai 2012 la première cartographie mondiale des zones humides qui révèle leur diminution de 6 % entre 1993 et 2007, notamment dans les zones tropicales. Leur étude[2] souligne le «  rôle de la pression démographique à l’échelle du Globe sur les cycles hydrologiques : cette pression interviendrait notamment par l’assèchement des marais pour l’urbanisation et par l’augmentation des prélèvements d’eau dans les zones humides  ». La France a perdu 67% de ses zones humides de 1900 à 1993 ; aujourd’hui, avec 3 millions d’hectares, elles couvrent un peu plus de 2,5% du territoire, mais concentrent 25% de la biodiversité française. Pourtant, leur régression se poursuit au rythme de 10 000 hectares par an…la surface de Paris en zones humides françaises perdues chaque année ! Un rapport[3] publié en octobre 2012 sur l’état des zones humides en France révèle que, sur un panel représentatif de 206 sites, « 52 % des sites se dégradent fortement ou partiellement pendant la décennie 2000-2010, que 28 % restent stables et 14 % s’améliorent. ».

Ce rapport pointe notamment comme cause de cette dégradation le drainage des zones humides pour étendre les aménagements humains. Etant donné que la plupart des variétés agricoles cultivées en agriculture conventionnelle ne peuvent pousser en terre inondée, il est nécessaire évacuer l’eau en excès par un drainage de surface des terres – via des fossés creusés le long des champs- complété bien souvent par un drainage souterrain, via des tuyaux enterrés qui captent par gravité les eaux infiltrées dans le sol. Ce dernier sert aussi à « assainir » les terrains à bâtir pour l’urbanisation ou la construction d’infrastructures, qui artificialise chaque année en France 60 000 nouveaux hectares de terres (soit six fois la surface de Paris), selon l’Institut français de l’environnement.

Les lourdes conséquences de la disparition des zones humides

Le drainage provoque l’abaissement de la nappe d’eau du sol qui peut conduire, à plus ou moins long terme, à l’assèchement de la végétation alentour (ripisylves, forêts et prairies alluviales…). La forêt humide de Nieppe par exemple, inondée sur un tiers de sa superficie autrefois, n’avait plus qu’une seule mare en eau en 1994 ; les 213 km de fossés de drainage aménagés ont également provoqué un dépérissement inquiétant de ses chênes pédonculés.

Cumulé aux effets du réchauffement climatique, l’assèchement artificiel du sol entraîne, à terme, le dépérissement des arbres. Une étude[4] internationale publiée par la revue Nature en novembre 2012 révèle que 70% des arbres de la planète sont au bord de l’embolie, toutes latitudes confondues. Sous l’effet des très fortes pressions auxquelles la sève est soumise quand l’arbre « pompe » l’eau raréfiée du sol, des bulles d’air se forment dans les vaisseaux conducteurs, entravant la circulation de la sève. Plus l’exposition à la sécheresse est répétée, plus l’embolie progresse dans le système vasculaire de l’arbre jusqu’à ce qu’il se dessèche et meure. En outre, le dessèchement des forêts détruit leur capacité à stocker le CO2, aggravant le réchauffement climatique qui, à son tour, aggrave le dessèchement des forêts…

Or, les zones humides contribuent à modérer les effets du réchauffement climatique. Du fait de leur intense évapotranspiration, elles influencent localement le climat, en créant microclimats tempérés stables[5] qui régulent les trop grandes variations de précipitations et de températures (sécheresse, grand froid…). Ceci s’ajoute à la capacité remarquable de stockage du CO2 par les zones humides (notamment les tourbières) qui, selon la Convention de Ramsar, piègent 40 % du carbone terrestre mondial.

La perte des zones humides déséquilibre également la régulation des débits d’eau. En période de fortes pluies, la masse végétale des zones humides emmagasine comme une éponge de grandes quantités d’eau, évitant aussi qu’elles déferlent en provoquant des crues en aval ; inversement, en période de sécheresse, elle restitue de l’eau pour soutenir l’étiage des cours d’eau en aval. De plus, le drainage intensif[6] érode les sols et provoque en aval un accroissement considérable des charges sédimentaires des cours d’eau avec des effets négatifs (comblement, perte d’habitat pour la faune et la flore…).

En les dégradant, nous perdons aussi leur potentiel d’épuration naturel de l’eau, grâce à leurs cortèges de plantes hydrophiles au pouvoir filtrant comme les roseaux, et au parcours que l’eau réalise au contact de la terre et des tissus racinaires. Les polluants concentrés que l’on retrouve bien souvent à la sortie des systèmes de drainage (boues toxiques, algues vertes chargées de nitrates agricoles…) auraient été décomposés en cheminant par ce tissu épurateur complexe fait de racines, de chevelu de rues et de ruisselets, de mares peuplées de roseaux… La ville de New-York l’a compris en 1995, quand les capacités d’épuration de l’écosystème du bassin versant Catskill-Delaware ont été dépassées. Les 5000 km2 de montagnes boisées et de vallées cultivées traversées de rivières alimentaient jusque-là la dizaine de millions d’habitants de l’agglomération avec une eau naturellement purifiée le long des 170 kilomètres de son parcours, d’amont en aval. Mais, cet écosystème n’a pu digérer la pression supplémentaire de nouvelles routes et résidences secondaires, et des pesticides agricoles. Après une série de consultations, la ville de New-York a préféré la restauration de son bassin versant (chiffrée à 1,5 milliards de dollars) à la construction d’une usine de traitement (chiffrée à 6 à 8 milliards de dollars) qui aurait remplacé l’épuration naturelle. Le Ministère français du développement durable estime quant à lui que l’épuration naturelle par les zones humides représente une économie de traitement en eau potable d’environ 2000 €/ha/an.

Sortir de la démesure et de la pensée GPII

Ainsi, nos sociétés aménagent l’espace comme elles pensent : en morcelant. Une terre est trop humide pour l’usage qu’on veut en faire ? Et bien, nous allons collecter toute son eau et l’évacuer, comme on dévisse une pièce détachée d’un meuble. En procédant ainsi, nous défaisons les imbrications essentielles entre terre, eau et masse végétale qui créent les zones tampons et les espaces de régulation qui favorisent la vie. Cette façon d’aménager est complètement aveugle à la nuance, et sa logique linéaire, associé au volontarisme forcené d’une certaine économie, devient bulldozérique. Comment se fait-il que les aménageurs aient pu ignorer à ce point qu’on ne pouvait rompre les synergies au cœur de grands cycles vitaux, comme celui de l’eau, sans qu’il faille un jour ou l’autre en payer les conséquences ? Le réchauffement climatique, le risque massif d’embolie des arbres, la mort biologique des sols…Tout ceci devrait nous pousser dès aujourd’hui à cultiver une vision globale et systémique des processus, pour sortir enfin de cette logique du morcellement qui a suffisamment détruit.

Le projet d’aéroport de Notre-dame-des-Landes promet d’artificialiser 1600 hectares de zones humides riches d’une grande biodiversité. La zone impactée, qui se trouve sur deux têtes de bassin versant (Loire et Vilaine) joue un rôle important dans le cycle local de l’eau. Elle comporte des prairies et des landes humides, deux milieux déjà particulièrement dégradés selon le rapport sur l’état des zones humides en France : ils sont estimés « en dégradation dans plus de 30 % des sites, les extensions et restaurations étant trop faibles pour compenser les pertes  ».

Au vue des conséquences majeures engendrées par la disparition des zones humides, est-ce bien raisonnable aujourd’hui de détruire sous un énième aéroport 1600 hectares de zones humides ? Six autres GPII du même format en zones humides, et nous atteignons le rythme annuel actuel – la surface de Paris, jugé unanimement excessif, voire scandaleux- de disparition des zones humides en France. Il y a pourtant tant d’alternatives à creuser pour concilier préservation de ces espaces vitaux et activités humaines, à l’image des Marais poitevins qui intègrent avec succès le pâturage des troupeaux ; le génie écologique, l’agroécologie, l’agrologie développent des savoirs de pointe pour aller dans ce sens.

La Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) adoptée en 2006, qui dit vouloir « prendre en compte l’adaptation au changement climatique dans la gestion des ressources en eau  », peut-elle laisser passer cela ? Les décideurs politiques prendront-ils l’avenir de la zone humide de Notre-dames-des-Landes autant à la légère que Jacques Auxiette, président socialiste de la région Pays-de-la-Loire, qui pense que la « récréation  »[7] (la résistance des opposants au projet) a assez duré ? Les décideurs se laisseront-ils illusionner par la compensation fonctionnelle[8] proposée par Vinci qui ne décolle pas de cette pensée du morcellement. Par sa logique même, cette pensée ne peut voir ce qu’il y aurait réellement à compenser : des imbrications multiples et des équilibres subtils établis avec le temps, qui apparaissent comme irremplaçables en cette période de crise écologique et climatique.

Alice Médigue[9]


[1] Grand Projet Inutile Imposé, qui cumule destructions des liens (écologiques, sociaux, culturels…), inutilité au vue des enjeux majeurs de notre temps, et manque de transparence et de démocratie.

[5] Cf « Zones humides et les ressources en eau MEDD, AEAG 2003 & « fonctionnement des zones humides »

[6] Il existe des techniques de drainage doux, minoritaires, qui évitent l’érosion des sols, comme l’aménagement de risbermes, d’avaloirs, de puits de captage, de voies d’eau enherbée…

[8]Voir à ce propos l’excellent article des naturalistes mobilisés contre le projet d’aéroport http://naturalistesenlutte.overblog.com/la-compensation-ne-doit-pas-être-un-droit-à-détruire

[9] auteure de Temps de vivre, lien social et vie localeDes alternatives pour une société à taille humaine, aux éditions Yves Michel. www.yvesmichel.org/webmaster…

Publié par : lejardinierjardine | 29 juin 2013

La financiarisation de la nature

Article publié sur Terra Eco en novembre 2012 : http://www.terraeco.net/Donner-un-prix-a-la-nature-c-est,47076.html

Depuis le milieu des années 2000, émerge un véritable marché de la biodiversité, sur le le modèle du marché carbone, grâce notamment aux institutions internationales. En 2008, les ministères de l’environnement du G8 ont ainsi commandé au banquier de la Deutsche Bank, Pavan Sukhdev, un Rapport sur « l’économie des écosystèmes et de la biodiversité ». Ce rapport a stimulé le lancement en octobre 2010 du partenariat piloté par la Banque mondiale baptisé « WAVES », qui vise à « promouvoir le développement durable en garantissant l’intégration de la valeur des ressources naturelles dans les comptabilités nationales utilisées pour mesurer et planifier la croissance économique ».

Ces démarches visent à donner un prix à ce qui de la valeur. Achim Steiner, directeur exécutif du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) résume ainsi : «  s’il se trouve, dans votre économie, quelque chose que vous ne valorisez pas, cette chose n’a aucune valeur par essence ». Pour mettre un terme à ce « vide de valeur » qui affecte les ressources naturelles, l’ONU a commandé en 2005 une « évaluation des écosystèmes », qui recense quatre principaux types de services découlant des écosystèmes, appelés « services écologiques » :

- les services d’approvisionnement (comme la fourniture de bois, d’eau ou de ressources halieutiques)

- les services de régulation (du climat, maîtrise des crues…)

- les services culturels (usages récréatifs, valeurs spirituelles des paysages…)

- les services de soutien, prodigués par les grands cycles naturels dont dépendent les trois autres, comme le cycle des nutriments ou la photosynthèse.

Financiarisation des biens communs

Ces services concernent directement ce que la nature, par essence, prodigue aux êtres vivants pour leur survie, comme l’eau, l’air, la possibilité de vivre dans des conditions géophysiques tenables (pluie suffisante, qualité de l’air, fertilité du sol..), autant d’éléments que les régimes démocratiques considèrent comme relevant du Bien commun.Le sommet de Rio de juin 2012 a ensuite consacré les principes d’une « économie verte » qui encourage la financiarisation de ces biens communs naturels. Element de contexte inquiétant : le document officiel issu des négociations de Rio+20 a été préparé en amont par un partenariat réunissant l’ONU, la Chambre internationale du commerce et de l’industrie, et le Conseil mondial des affaires pour le développement durable (WBCSD en anglais)- qui regroupe les plus grandes multinationales, dont General Motors, DuPont, Coca-Cola et Shell.

Des traders de la biodiversité

Selon ce même WBCSD, le marché de la compensation de la biodiversité, voué à une croissance rapide, vaut minimum 3 milliards de dollars. Une nouvelle profession est d’ailleurs née avec les « gestionnaires de certificats commerciaux de préservation », les nouveaux traders de la biodiversité. Pour faciliter la tâche des marchés financiers, plusieurs pays sont en train de créer les bases légales du PSE (« paiement pour services écologiques »), tandis que l’ONU montre l’exemple par l’adoption récente d’un Système de comptabilité économique et environnementale (SCEE).Mais la logique de ces marchés de compensation est dangereuse : elle permet créer de la valeur économique en continuant à détruire.

Avec la recherche de la « rareté lucrative » – un bien devenant rare prend de la valeur –, la destruction qui raréfie devient utile : le pilonnage de milliers de livres sortis du réseau de distribution marchand ou la destruction de tonnes d’invendus alimentaires par exemple, permet d’éviter que les produits soient trop facilement accessibles, empêchant leur dépréciation. Ce mécanisme, ancré au cœur même de l’économie de marché, est un des plus puissants verrous contre l’instauration d’une véritable économie du recyclage. Rendre un bien ou un service payant incontournable en détruisant les moyens alternatifs de répondre à un besoin est aussi une stratégie bien rodée, comme en témoigne l’ingéniosité de certains constructeurs à rendre irréparables leurs produits ou la guerre que mènent les grands semenciers contre l’association Kokopelli. Les marchés de compensation de la biodiversité franchissent un pas supplémentaire dans cette logique en revendiquant clairement le principe de protéger ici pour avoir le droit de continuer à détruire ailleurs.

Le marché carbone foisonne d’exemples de cette logique de pompier/ pyromane. Le protocole de Kyoto se fondait sur l’espoir que les crédits et droits d’émissions atteindraient des prix dissuasifs, incitant les entreprises à réduire leurs émissions. Or, le prix de la tonne carbone n’est plus que de quelques euros depuis 2006-2007, alors qu’il devrait être bien plus élevé pour être incitatif – par exemple, à 100 euros pour les compagnies aériennes. Mais au-delà, le marché carbone génère des effets d’aubaine qui incitent à continuer à produire des gaz à effet de serre.

Par exemple, la firme indienne Chemplast Sanmar a gagné 10 millions de dollars par an en vendant des certificats de réduction d’émissions à des firmes américaines ou européennes, suite à sa réduction d’émissions de HFC-23, sous-produit de la fabrication des gaz réfrigérants. Elle a gagné deux fois plus d’argent comme cela qu’en vendant ses gaz réfrigérants, ce qui ne peut que l’inciter à éviter de trop diminuer ses émissions si lucratives !

Détruire pour créer de la valeur

De son côté, la Banque mondiale verse des fonds aux pays du Sud pour qu’ils deviennent fournisseurs de « services environnementaux commercialisables » et propose des crédits de carbone pour compenser les émissions des industries extractives et de l’industrie forestière… deux secteurs qu’elle finance fortement en parallèle ! Les Etats ne sont pas en reste, comme le Brésil qui se veut l’hôte pionnier des marchés des ressources naturelles ; il œuvre à une réforme du Code forestier pour permettre à ceux qui ont abattu illégalement des arbres de la réserve légale de compenser leurs destructions en protégeant des zones de forêt intacte par l’achat de certificats de protection. Cette nouvelle « Bourse Verte de Rio de Janeiro », ouverte pendant la conférence Rio+20, revient clairement à remplacer la loi par le marché en matière de protection environnementale.]] Dans l’État brésilien d’Acre, la loi qui institue le « Système étatique d’incitations pour les services environnementaux » (SISA) a été adoptée en octobre 2010 sans aucune consultation populaire. Des organisations de la société civile ont intenté une action en inconstitutionnalité contre cette loi, qui porte atteinte à la législation nationale sur les biens communs. [1]Ainsi, les certificats de protection de la biodiversité existent et prennent de la valeur parce qu’il existe en parallèle des destructions de biodiversité ; et comme c’est la logique du marché qui s’applique, avec sa recherche de « rareté lucrative », il est à craindre que les destructions ne s’arrêteront pas de si tôt, permettant en prime des privatisations obscènes des Biens communs.

Le double discours des pompiers pyromanes

Les pompiers pyromanes, qui ne peuvent renoncer à rien sans gagner quelque part, ont développé un double discours pervers : le discours de la préservation est conditionné à celui du bénéfice (qu’il soit financier, d’image, d’espace…). Une loi non négociable (par exemple, celle qu’on attendrait sur les Biens communs) est proprement insupportable pour eux. Le secteur financier réunit à Rio+20 a adopté la « Déclaration du Capital Naturel » ; cette dernière commence par des constats lucides sur la dégradation des ressources et « le coût réel de la croissance économique » : « Nous demandons donc aux gouvernements de développer des cadres politiques qui soutiennent et incitent les organisations, et notamment les institutions financières, d’évaluer et rendre compte de leur utilisation de capital naturel, ce qui contribuerait à l’internalisation des coûts environnementaux ». Mais ces pertes (les coûts environnementaux pris en compte) doivent être compensées par des « incitations », sous-entendue l’ouverture de nouveaux marchés : « Parce que le capital naturel fait partie des biens communs mondiaux et est traité largement comme un bien gratuit, les gouvernements doivent agir pour créer un cadre réglementant et donnant des incitations au secteur privé – y compris au secteur financier – pour que ce dernier opère de façon responsable concernant son utilisation durable ».Dans son introduction au Guide de l’évaluation des écosystèmes pour les entreprises, Björn Stigson, le président du WBCSD, souligne : «  L’eau douce est un intrant crucial pour la plupart, si ce n’est pour tous les processus industriels, la pollinisation et le contrôle des nuisibles sont essentiels pour maintenir la production alimentaire. Malheureusement la perte de biodiversité et la dégradation des écosystèmes continuent de s’accentuer, mettant ainsi en péril l’avenir de nos entreprises. Bien gérés, ces risques, quoique réels, peuvent être transformés en de nouvelles opportunités économiques ». Le guide souligne l’importance du marché des compensations qui émerge, en nous informant qu’en 2008, le coût des externalités environnementales (positives et négatives) approchait les 7 mille milliards de dollars US (11% de la valeur de l’économie mondiale) et que les 3 000 plus grandes entreprises mondiales étaient responsables de 35% de ce chiffre. Comme quoi, biens détruits et biens protégés se renforcent l’un l’autre dans le super marché des ressources naturelles !

La banalisation de cette logique est en passe – peut-être dans dix, vingt ans si aucune limite n’est posée – de réussir le tour de force de nous faire payer, au nom de la seule « capacité à acheter » par certains, ce que la nature nous donne à tous, simplement parce que nous existons. L’argument des promoteurs des services écologiques selon lequel « on ne protège pas bien ce qui n’a pas de valeur financière » ne tient pas quand on décide de restaurer des limites non négociables à l’extension démesurée d’une finance devenue parasitoïde. Les Etats qui décideraient de ne plus être à sa merci, la société civile consciente et mobilisée, peuvent renverser la donne… pour que notre système dérégulé cesse de donner raison à ceux qui affirment que, si elles ne sont pas intégrées au marché financier, les « forêts ont plus de valeur mortes que vivantes ».

[1] La logique progresse aussi en Afrique, où dix chefs d’Etat et de gouvernement ont signé en mai 2012 la « Déclaration de Gaborone » qui vise à valoriser les richesses naturelles de l’Afrique dans le marché de la compensation biodiversité en formation.

Publié par : lejardinierjardine | 7 janvier 2013

force et douceur

cactus et cyprès de Mirabel

En 2013, le pouvoir des méga-structures des mégalos continuera à s’exercer, en tension avec la conscience grandissante de l’absurdité des GPII (Hommage à la lutte héroïque de la belle Notre-Dame-des-Landes) et de leur monde…

Le géant aux pieds d’argile fait tout en grand avec bruits et fracas, en écrasant profondeur et singularités (des êtres humains, des paysages, des saveurs, des idées…) pour mettre tout en surface, prêt-à-standardiser&consommer;  il brise ce qui enracine et rend solide pour longtemps.

Nous, nous avons la puissance du nombre et de la souplesse,

beaux plumeaux

 

de l’enracinement en profondeur,

arbre de la liberté Mirabel

des petites rigoles

rigole à Aouste

qui font les océans où se rassemblent les troupeaux silencieux de nos rêves !

soleil couchant-baie de somme

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