Publié par : lejardinierjardine | 19 décembre 2011

Manifeste contre le travail

Extraits du Manifeste contre le travail

(rédigé par le groupe allemand Krisis en 1999; lire en intégralité ici)

>  Caractère destructeur de la logique de la rentabilité à tout prix:

Et c’est bien pourquoi le contenu de la production importe aussi peu que l’usage des choses produites et leurs conséquences sur la nature et la société. Construire des maisons ou fabriquer des mines antipersonnel, imprimer des livres ou cultiver des tomates transgéniques qui rendent les hommes malades, empoisonner l’air ou « seulement » faire disparaître le goût : tout cela importe peu, tant que, d’une manière ou d’une autre, la marchandise se transforme en argent et l’argent de nouveau en travail.
Calculez donc un peu le temps dont l’humanité se prive chaque jour simplement pour accumuler du  » travail mort « , administrer les hommes et huiler les rouages du système dominant. Du temps pendant lequel nous pourrions tous nous prélasser au soleil au lieu de nous éreinter à des choses sur le caractère destructeur, répressif et grotesque duquel on a écrit des bibliothèques entières. Mais soyez sans crainte ! La disparition des contraintes du travail n’entraînera nullement celle de toute activité.

>  Désappropriation du sens et du temps par la logique du travail

Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements, produiront de la nourriture et beaucoup d’autres choses ; ils élèveront des enfants, écriront des livres, discuteront, jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple « dépense de force de travail », sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux.
Dans cette sphère séparée de la vie, le temps cesse d’être vécu de façon active et passive ; il devient une simple matière première qu’il faut exploiter de manière optimale : « Le temps, c’est de l’argent. » Chaque seconde est comptée, chaque pause-pipi est un tracas, chaque brin de causette un crime contre la finalité de la production devenue autonome. Là où l’on travaille, seule de l’énergie abstraite doit être dépensée. La vie est ailleurs — et encore, parce que la cadence du temps de travail s’immisce en tout. Déjà les enfants sont dressés en fonction de la montre pour être « efficaces » un jour, les vacances servent à reconstituer la « force de travail », et même pendant les repas, les fêtes ou l’amour, le tic-tac des secondes résonne dans nos têtes.

> La critique du travail comme front commun de resolidarisation des résistances dispersées:

–  La gauche et la classe ouvrière n’ont pas su jusque là ouvrir ce front commun:
« La gauche politique a toujours vénéré le travail avec un zèle particulier. Non seulement elle a élevé le travail en essence de l’homme, mais aussi elle l’a mythifié en l’érigeant en « contre-principe » du capital. Pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital. C’est pourquoi le programme de tous les « partis ouvriers » a toujours été celui de « libérer le travail », non de se libérer du travail. (…) (le mouvement ouvrier classique) Au lieu de critiquer radicalement la transformation de l’énergie humaine en argent en tant que fin en soi irrationnelle, il a lui-même adopté le « point de vue du travail » et a conçu la valorisation comme un fait positif. Le mouvement ouvrier est ainsi lui-même devenu un accélérateur de la société de travail capitaliste.

–  Sortir de l’illusion du grand tri pour rejoindre le front commun:
 » Il ne reste aux exclus qu’une fonction sociale : celle de l’exemple à ne pas suivre. Leur sort doit inciter tous ceux qui jouent encore à la chaise musicale de la société de travail à lutter pour les dernières places. Et, par-dessus le marché, tenir en haleine la masse des perdants, de sorte que ceux-ci n’aient même pas l’idée de se révolter contre les exigences insolentes de ce système.
On préfère diaboliser  » les spéculateurs  » au lieu de comprendre qu’inexorablement nous devenons tous non rentables et que c’est le critère de la rentabilité même ainsi que ses bases, qui sont celles de la société de travail, qu’il faut attaquer comme obsolètes. Cette image de l’ennemi à bon marché, tous la cultivent : les extrémistes de droite et les autonomes, les braves syndicalistes et les nostalgiques du keynésianisme, les théologiens sociaux et les animateurs de télévision, bref tous les apôtres du  » travail honnête « .

Si, jusque dans les années 70, il s’agissait encore de conquérir, pour le plus grand nombre, une participation aux fruits vénéneux de la société de travail, les nouvelles conditions de crise engendrées par la troisième révolution industrielle ont même fait disparaître ce mobile-là. C’est seulement tant que la société de travail était en expansion que ses catégories socio-fonctionnelles ont pu mener leurs luttes d’intérêts à grande échelle. Mais, à mesure que la base commune tombe en ruine, les intérêts qui restent enfermés dans la logique du système ne peuvent plus être agrégés au niveau de toute la société. Commence alors une désolidarisation générale. Les travailleurs salariés désertent les syndicats, et les managers les organisations patronales. Chacun pour soi et le Dieu du système capitaliste contre tous : l’individualisation tant invoquée n’est qu’un autre symptôme de la crise dans laquelle se trouve la société de travail.

La renaissance d’une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi seul l’établissement d’un nouveau but d’émancipation sociale au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées (valeur, marchandise, argent, État, forme juridique, nation, démocratie, etc.) rendra possible une resolidarisation à un niveau supérieur et à l’échelle de toute la société.
Le malaise dans le capitalisme existe massivement, mais il est refoulé dans la clandestinité socio-psychique, où il n’est pas sollicité. C’est pourquoi il faut créer un nouvel espace intellectuel libre où l’on puisse penser l’impensable. Il faut briser le monopole de l’interprétation du monde détenu par le camp du travail. La critique théorique du travail joue ici le rôle d’un catalyseur. Elle doit combattre de manière frontale les interdits de pensée dominants et énoncer aussi ouvertement que clairement ce que personne n’ose savoir, mais que beaucoup ressentent : la société de travail est arrivée à sa fin ultime. Et l n’y a aucune raison de regretter son trépas.

Si, pour les hommes, l’instauration du travail est allée de pair avec une vaste expropriation des conditions de leur propre vie, alors la négation de la société de travail ne peut reposer que sur la réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau historique plus élevé.
C’est l’activité qui changera de nature dès lors qu’elle ne sera plus enfermée dans une sphère de temps uniformes et linéaires, désensualisés, et sans autre fin qu’elle-même, mais qu’elle pourra suivre son propre rythme, variable selon les individus et s’intégrant dans un projet de vie personnel.
Et quand, également, dans les grandes structures de production, les hommes détermineront eux-mêmes le rythme au lieu de se laisser dominer par le diktat de la valorisation d’entreprise. Pourquoi se laisser harceler par les exigences insolentes d’une concurrence imposée ? Il faut redécouvrir la lenteur.
Les ennemis du travail ne sont les fanatiques ni d’un activisme aveugle, ni d’une inaction tout aussi aveugle. Le loisir, l’activité nécessaire et les activités librement choisies doivent être mis dans un rapport sensé, en conformité avec les besoins et les contextes de vie. Une fois soustraites aux impératifs capitalistes du travail, les forces productives modernes étendront massivement le temps libre de tous.


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